Le numérique est politique et les OSBL devraient s’y intéresser

Auteurs et autrices

Cet article sous licence Creative Commons (CC-BY-SA) a été rédigé par Louis Derrac et publié initialement sur son site avant d'être adapté ici.

Il est le fruit de la rencontre de Louis et Séraphin et de leurs discussions à propos de l'éthique du numérique. Cet article à pour but de poser les bases d'une réflexion sur l'aspect politique du numérique.

Une série de guides plus pratiques seront publiés par la suite pour vous accompagner dans les changements destinés à reprendre le pouvoir sur votre utilisation du numérique.

Table des matières

Introduction

Depuis quelques années, de nombreuses initiatives documentent la domination croissante qu’exercent sur nos sociétés une poignée de géants du numérique.

Souvent, on les résume aux GAFAM, effectivement tentaculaires. Car Youtube, Maps, Analytics, c’est Google. Instagram, Whatsapp, c’est Facebook. Skype et LinkedIn, c’est Microsoft. Twitch, c’est Amazon. Mais il n’y a pas que les GAFAM. Dans une moindre mesure, citons pêle-mêle Twitter (passé du côté obscur d’Elon Musk2), Slack, Dropbox, Zoom, Doodle, Discord, Salesforce, ou encore Evernote. Autant de grands noms d’entreprises et d’outils, de services et de plateformes qui sont quotidiennement utilisés par l’immense majorité des personnes et des organisations. Regroupons-les sous le terme de « numérique dominant ».

Cette hégémonie est-elle un problème ? Dans le monde francophone, la campagne Dégooglisons Internet, lancée par l’association Framasoft, expose les choses ainsi : « Les géants du web ont une telle puissance qu’ils exercent une domination technique, économique, culturelle et politique sur nos sociétés. Ces dominations posent de nombreux problèmes pour nos libertés : capitalisme de surveillance, dérives démocratiques, fermeture sur une seule vision de société, centralisation des données et des attentions ».

Longtemps considéré comme un simple outil technique, le numérique apparait enfin clairement comme ce qu’il a toujours été : un objet profondément politique, porteur de valeurs et d’une vision de la société. La question que pose cet article, c’est de savoir si le projet politique, donc les modèles économiques et les pratiques des géants du numérique sont compatibles avec les valeurs des OSBL.

Discutons-en dans ce premier article d’une série consacrée aux stratégies numériques des organismes sans but lucratif. Dans cet article et les suivants, je parlerai de numérique dominant pour désigner les outils et plateformes fournis par les géants du numérique. Et je parlerai de numérique alternatif, ou d’alternatives numériques, pour parler d’un autre numérique, moins visible, porté par d’autres valeurs, d’autres modèles de développement, et qui ne demande qu’à être mieux (re)connu.

Le numérique est politique, et il transforme le monde

Il aura probablement fallu le techlash, au milieu des années 2010, pour que le numérique sorte de sa bulle apolitique. Le techlash, c’est cette succession de scandales (révélations d’Edward Snowden sur la surveillance massive des États avec la complicité des géants du numérique, scandale Cambridge Analytica dévoilant les manipulations politiques opérées sur fond de données numériques, révélations sur la réalité du capitalisme de surveillance, etc.) qui a mis fin aux utopies initiales de l’ordinateur personnel, d’internet, et du web comme outils d’émancipation des individus. Avec le techlash, ces outils se sont peu à peu révélés être ce qu’ils avaient toujours été : des objets politiques, au service d’intérêts politiques et économiques.

Notons que parler « du » numérique est toujours trompeur. Qu’y a-t-il de commun entre Facebook, Wikipédia, un smartphone, un Raspberry Pi, Youtube, un forum auto-hébergé et un ordinateur sous logiciel libre ? Entre le numérique dominant et le numérique alternatif ? Pas grand-chose, si ce n’est que tous ces outils fonctionnent grâce à des données représentées sous forme de nombre, des données… numériques donc. Invoquer « le » numérique pour parler d’enjeux politiques, c’est souvent un exercice bien compliqué, puisqu’aucun de nos outils numériques n’a exactement la même fonction, le même modèle économique et le même projet politique. En revanche, ce qui est certain, c’est qu’aucun objet numérique n’est apolitique !

Comme toute chose politique, le numérique transforme le monde. Après une longue période d’hébètement, de choc, ou encore de fascination (que l’on peut attribuer en partie à la vitesse des bouleversements sociotechniques), les impacts du numérique sont aujourd’hui de mieux en mieux étudiés, compris et partagés. C’est le cas du caractère révolutionnaire de l’accès à l’information (pour la consulter ou la publier), source d’une formidable liberté d’expression, avec son corollaire de fausses informations et de discours de haine. De façon plus systémique, nous découvrons peu à peu le caractère insoutenable du numérique dominant sur les sociétés (infobésité, captation de l’attention, capitalisme de surveillance), l’environnement (impact carbone, consommation d’énergie et d’eau, pollution des sols), et l’humain (exploitation d’ouvrier·es dans les mines et les usines, nouveaux prolétaires du clic).

Mon parti pris, c’est que ce numérique dominant, tel qu’il est aujourd’hui proposé de manière hégémonique par les géants du numérique, n’est pas acceptable. Il n’est pas émancipateur, mais largement aliénant. Il n’est pas choisi, mais largement subi. Pire encore, il n’est pas soutenable humainement et environnementalement. Ce numérique là, dominant, hégémonique, monopolistique, est-il compatible avec les valeurs des OSBL ?

Le projet des OSBL est-il compatible avec celui des géants du numérique ?

Tout dépend du projet (politique, économique, social) de l’organisation. Et de celui des produits et services numériques utilisés. Mais s’agissant des services numériques dominants, la question mérite d’être posée. Car d’un projet politique découle un modèle économique, et de ce modèle économique découlent des actions concrètes.

Le modèle économique de deux géants du numérique, Google et Facebook, repose quasi intégralement sur la publicité. Donc sur la société de consommation, d’une part, et sur l’économie de l’attention, d’autre part. Difficile d’attendre de ces entreprises des actions réellement éthiques, respectueuses des données, des personnes, de l’environnement. Plus concrètement, c’est ce modèle économique qui conduit YouTube, Facebook, Instagram ou Twitter à invisibiliser des militant·es (féministes, écologistes, antifascistes), à délaisser la modération à des travailleur et travailleuses du clic exploité·es, à valoriser algorithmiquement les contenus polarisés, agressifs. De leurs côtés, Amazon, Apple et Microsoft vivent directement de la société de consommation, de l’obsolescence logicielle, matérielle et psychologique, de la fétichisation d’objets technologiques qu’ils contribuent eux-mêmes à susciter et à entretenir.

Par-dessus les modèles économiques, le projet politique des géants du numérique se fait de plus en plus précis grâce aux travaux de journalistes et d’essayistes. Ces grandes entreprises, largement (sinon toutes) américaines, sont parcourues par plusieurs courants de pensées, qui irriguent leur projet et leurs actions. Citons-en trois : le libertarianisme, le solutionnisme technologique, et le long-termisme.

Le libertarianisme est une version extrême du libéralisme politique et économique. Les libertariens méprisent les États et les services publics, par extension le droit, la régulation et les politiques sociales. En revanche, ils exaltent une liberté d’expression absolue (on en voit la démonstration avec le Twitter d’Elon Musk), le respect absolu de la propriété privée (brevets, licences, copyright), l’absence d’impôts, etc. Vous vous souvenez du premier slogan de Facebook ? « Move fast and break things ». Allez vite et cassez des choses. Comme disait Grace Hopper (qui était peut-être libertarienne), Il vaut mieux demander pardon que permission.

Le solutionnisme technologique, quant à lui, est la croyance techno-optimiste que les technologies peuvent régler tous les problèmes sociaux, politiques, économiques ou encore environnementaux. Vous l’avez peut-être déjà entendu, les géants du numérique ne veulent pas seulement gagner beaucoup d’argent, ils comptent bien « changer le monde ». Au passage, les OSBL qui travaillent déjà sur de tels enjeux (et dont elles savent la complexité) sont des concurrents indirects. Tout est dit.

Le long-termisme s’est frayé un chemin plus récemment dans nos compréhensions des courants de pensées entourant les géants du numérique. Très concrètement, il consiste dans le fait de penser l’avenir à très long-terme (des centaines, milliers, voire millions d’années), quitte à sacrifier le présent. Par exemple, c’est Jeff Bezos qui crée Amazon pour gagner de l’argent (ce qui au passage contribue à détruire la planète et à exploiter les humains), afin de financer la colonisation spatiale, et in fine, sauver l’humanité (sic). On pourrait parler aussi de l’art de la philanthropie des géants du numérique (et de leurs fondateurs et fondatrices), qui utilisent tous les mécanismes d’évasion fiscale, pour ensuite donner, la main sur le cœur, quelques millions dans leurs fondations (et parfois dans des associations, re-sic), en fonction de leurs intérêts politiques, évidemment.

Que ce soit au travers du libertarianisme, du solutionnisme technologique ou du long-termisme, le projet politique des géants du numérique est assumé. Ces projets politiques, et les modèles économiques qu’ils sous-tendent, sont-ils compatibles avec ceux des OSBL, qui luttent pour la justice sociale, l’environnement, les droits humains ? Ce numérique dominant est-il acceptable alors que nous avons à faire face concomitamment à une urgence sociale et environnementale ? La question se pose à chacun⋅e d’entre nous, individuellement et collectivement. Mais notons que la force des OSBL, c’est précisément qu’elles permettent de faire passer la volonté politique d’un numérique alternatif (et d’une autre société) d’une échelle individuelle à une échelle collective.

Limiter sa dépendance et ses dissonances, augmenter sa résilience et sa cohérence, pas-à-pas, sans se culpabiliser

Commençons par le dernier point. Cet article ne vise aucunement à culpabiliser les OSBL qui utilisent les produits et services des géants du numérique. La plupart d’entre elles réalisent un travail important, avec les compétences stratégiques et techniques, les budgets et l’énergie salariée et bénévole qu’elles ont à leur disposition. Par ailleurs, les choix numériques sont souvent relégués à des choix purement techniques et économiques.

C’est donc d’abord une prise de conscience qu’il faut accompagner au sein des OSBL, porteuses de valeurs fortes : les choix d’outils numériques sont devenus trop importants, trop stratégiques, trop porteurs de sens, trop… politiques, pour que l’on continue de les reléguer à leur seule dimension technique. Dit autrement, les choix d’outils numériques doivent devenir des choix politiques au sein des OSBL.

Cet article n’est pas non plus un appel au boycott total de toutes les plateformes numériques dominantes, pour migrer vers des alternatives plus acceptables, respectueuses, éthiques. Selon les missions de l’organisation, cela serait simplement impossible, voire pas stratégique, et donc pas souhaitable. Une association de plaidoyer grand public, comme Greenpeace ou Amnesty International, a évidemment besoin de communiquer auprès du plus grand nombre, et ne peut sans doute pas aujourd’hui se passer des médias sociaux dominants. En revanche, elle pourra également diffuser ses contenus sur des plateformes alternatives (qu’elle soutiendra par ce simple acte). Elle peut faire de l’éducation populaire en encourageant ses soutiens à la suivre autrement. Elle peut ouvrir des réflexions en interne et en externe sur sa relation aux plateformes numériques. Elle peut donner la priorité aux plateformes alternatives. Bref, le champ des possibles est large.

D’autres organismes, qui n’ont pas d’impératifs de communication grand public, peuvent faire des choix d’outils numériques alternatifs plus radicaux. Si elles ont besoin d’héberger des vidéos, elles peuvent s’orienter vers Peertube. Si elles souhaitent permettre à leur public de recevoir des nouvelles, elles peuvent privilégier une infolettre et un flux RSS. Si elles ont besoin d’outils de fonctionnement internes, les options sont aujourd’hui nombreuses et fonctionnelles : Nextcloud (au lieu de Google Drive), Mattermost (au lieu de Slack), Crewdle (au lieu de Zoom), et bien d’autres. Nous étudierons ces alternatives dans des articles à venir.

Pour ce qui est de tous les outils numériques permettant de collaborer et de communiquer en interne, là encore, le champ est beaucoup plus libre pour s’orienter vers des alternatives numériques. Ce qui est certain, c’est que cette réflexion mérite d’être portée au niveau stratégique et politique de l’organisme. Elle peut ainsi être extrêmement riche et structurante, et permettre à la fois de :

Limiter votre dépendance et vos dissonances

La plupart des services dominants pratiquent des techniques dites « d’enfermement », dans le sens où elles rendent difficile votre volonté de changer de service. Ces techniques sont nombreuses, cela peut aller de limiter vos capacités d’exports de données, à pratiquer des politiques de prix agressifs (jusqu’à être gratuit pour les associations, ou comment signer avec le diable, car si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit). En limitant votre dépendance aux plateformes des géants du numérique, vous réduirez en parallèle les dissonances en termes de valeurs et de projets politiques.

Augmenter votre résilience et votre cohérence

Faisons un petit exercice mental : que feriez-vous si demain, les services numériques américains devenaient inaccessibles, par exemple, dans le contexte de tensions commerciales (où les USA sont connus pour savoir exercer l’extraterritorialité de leur droit pour empêcher l’utilisation de leurs technologies) ? Nous avons donné beaucoup trop de pouvoirs à beaucoup trop peu d’acteurs. Il est temps d’augmenter notre résilience, en faisant héberger nos services numériques par des hébergeurs locaux (le collectif CHATONS est une référence), par exemple, tout en faisant preuve de plus de cohérence.

Encourager les alternatives numériques

Ces alternatives numériques sont à la fois de plus en plus nombreuses et de bien meilleure qualité, mais elles ont besoin d’être soutenues (y compris financièrement). Vous pouvez y contribuer par une substitution de vos plateformes et outils numériques, en passant de Youtube à Peertube pour héberger vos vidéos, de Zoom à Big Blue Button pour accueillir vos visios et vos webinaires. Si une substitution est impossible ou non souhaitable, il est également possible de vous rendre visible sur des plateformes numériques alternatives. Ainsi, au lieu de ne mettre vos événements que sur Facebook, vous pouvez les partager sur une plateforme comme Mobilizon, ou sur votre site web. Vous pouvez partager vos messages sur Twitter ET sur Mastodon, publier vos vidéos sur Youtube ET sur Peertube, et ainsi de suite. La découverte de ces alternatives numériques sera l’objet de futurs articles.

Conclusion et suites

Ce premier article visait principalement à démarrer une discussion, une réflexion, sur le caractère hautement politique et stratégique des choix d’outils et d’équipements numériques. Les OSBL, porteuses de valeurs fortes, ont tout intérêt à se pencher sur ces questions.

Cette réflexion est complexe, car elle brasse des questions politiques, sociotechniques, mais aussi de gouvernance des organismes, de transformation (alter)numérique, de résistance au changement, etc. Tous les organismes ne pourront pas mener intégralement une telle réflexion en interne. La bonne nouvelle, c’est que de plus en plus de professionnels peuvent vous accompagner. C’est d’ailleurs mon cas.

Je poursuivrai très prochainement cette série avec des articles beaucoup plus concrets, permettant de découvrir et d’explorer des alternatives numériques, en étudiant leurs qualités et leurs défauts.

Quelques articles à venir :

  • Convaincre les décideur⋅se⋅s pour passer à l’action : des outils et méthodes pour parler de stratégie numérique dans votre organisme
  • Collaborer dans son organisme : alternatives à Google Drive, Trello, Salesforce, etc.
  • Communiquer en interne : alternatives à Slack, Zoom, Whatsapp, etc.
  • Communiquer en externe : alternatives à Facebook, YouTube, Twitter, etc.
  • Analyser les performances de son site web sans Google Analytics.

Des questions ?

Si vous avez des questions par rapport au contenu de cet article, l’éthique de numérique ou le numérique pour les organismes sans but lucratif en général, écrivez-nous. Ca nous fera plaisir de partager nos connaissances.

Références

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